Ce que mon père m’a appris – 1e trimestre 2015
Quand je me suis installé pour écrire mon prédédent commentaire en mars 2014, mon père, Peter Chisholm, venait de se faire diagnostiquer une pneumonie. Malheureusement, la situation était nettement plus grave que ça et quelques semaines plus tard, il était décédé d’une forme très agressive de lymphome à cellules B. Depuis, il ne passe pas un jour sans que je songe à l’influence positive qu’il a eue sur ma vie, sur la vie de ma famille et sur la vie d’autres personnes, dont bien des gens que je n’ai rencontrés qu’en raison de son décès.
Vous vous demandez sûrement en quoi l’influence positive que mon père a eue sur moi vous concerne. Je crois que c’est parce que nous sommes tous des produits de la nature et de l’environnement. Bien que je ne tenterai pas de qualifier ou de quantifier la valeur naturelle de l’ADN qu’il m’a transmis, je voudrais tout de même vous parler de la façon dont j’ai été élevé, car j’estime que les valeurs et les principes que mes parents m’ont enseignés ont une profonde influence sur la manière dont j’investis vos économies. Dans mes trois commentaires précédents, j’ai tenté de décrire comment nous pensons, plutôt que de décrire ce que nous pensons. Je ne vois pas comment je pourrais mieux vous éclairer sur la question qu’en vous expliquant d’où je viens. Quand j’ai commencé à réfléchir à ce commentaire, j’ai aussi songé au fait que vous m’avez confié une partie des économies de toute votre vie, même si dans bien des cas, vous ne savez rien de moi au-delà du fait que je fais partie de votre équipe de placement. J’espère, dans une faible mesure, me montrer digne de votre confiance en vous éclairant sur les valeurs que mes parents m’ont inculquées et qui dictent les décisions que je prends en votre nom.
Pour commencer, je crois qu’il serait utile de vous présenter un survol de la vie de mon père. Ensuite, je tenterai de vous faire voir comment mon père a selon moi influencé ma façon de penser. Mon père a passé une grande partie de sa vie à Lucan et à London, en Ontario, ainsi qu’à Placerville, en Californie, où mon grand-père détenait une mine d’or. Sa mère (ma grand-mère) est décédée lorsqu’il avait neuf ans; avec son frère et ses deux sœurs, ils ont ensuite passé plus d’un an dans un orphelinat tandis que mon grand-père cherchait un moyen de prendre soin de quatre enfants. Mon père a commencé à travailler à 12 ans pour aider sa famille et a continué de le faire jusque dans sa trentaine avancée. Même s’il a été recruté par les Maple Leafs de Toronto, il a plutôt choisi de poursuivre ses études post-secondaires, principalement parce qu’à cette époque, les joueurs de hockey ne gagnaient pas bien leur vie. Pour terminer l’école secondaire, il devait se rendre en autostop chaque jour de Lucan à London, située 34 kilomètres plus loin, car l’école secondaire de Lucan ne donnait pas de cours de 13e année et n’avait pas de service de bus. Une fois l’école secondaire terminée, mon père est allé au Collège militaire royal (CMR), où il est devenu chef d’escadron et a été rebaptisé Pogo, du nom du personnage de bande dessinée (nous y reviendrons).
Après avoir obtenu son diplôme, il a servi dans les forces spéciales canadiennes en Corée pendant un an et, comme le service militaire était obligatoire en contrepartie des études gratuites au CMR, il a passé trois autres années au sein du Génie royal canadien une fois la guerre terminée. Après avoir quitté l’armée, il a obtenu sa maîtrise en génie à l’Université de Toronto et a effectué son doctorat à Stanford. Il a travaillé de longues années comme ingénieur-conseil. Lorsqu’il en a eu assez de voyager pour son travail en 1969, il est devenu professeur de génie à temps plein à l’Université de Guelph. Né au début de la grande dépression, mon père n’estimait pas que les circonstances difficiles auxquelles il avait dû faire face étaient plus dures que celles des autres, ce qui explique probablement pourquoi c’est ma mère qui m’a raconté les histoires de son enfance plutôt que lui.
Mon père m’a enseigné d’innombrables leçons, mais je me suis dit qu’il serait plus utile de nous concentrer sur celles qui influencent mon quotidien à EdgePoint, et donc vos investissements.
Bien faire pour bien faire
La devise du CMR est « Vérité, Devoir, Vaillance ». Mon père a choisi de me transférer ces valeurs en une seule phrase toute simple : bien faire pour bien faire. Il estimait qu’en faisant de son mieux de façon dévouée, de bonnes choses allaient s’ensuivre, même si la motivation de bien faire n’était pas claire dès le début. À EdgePoint, j’ai la chance d’être entouré de gens qui ont comme principe de base, comme l’indique le credo de notre entreprise, de toujours vous faire passer en premier dans toutes nos décisions d’affaires. En tant que votre fiduciaire, nous avons le devoir d’agir pour votre bien plutôt que pour le nôtre. Pour nous, c’est bien plus qu’une responsabilité juridique. Être votre fiduciaire et s’occuper de vos économies est à la base de tout ce que nous faisons; c’est carrément notre principe directeur. Vous pensez probablement qu’il s’agit d’une valeur partagée dans l’ensemble de notre industrie, mais laissez-moi vous dire que ce n’est pas le cas. Pour moi, cela est clairement représenté par la croissance de la reproduction partielle de l’indice; 12 des 20 plus importantes sociétés de fonds communs de placement se présentent comme des gestionnaires actifs alors qu’elles font en fait de la gestion indicielle non avouée (Source : Cremers, M., Ferreira, M., Matos, P. et Starks, L., « The Mutual Fund Industry Worldwide: Explicit and Closet Indexing, Fees, and Performance », Social Science Research Network, 2013). Les sociétés faisant de la gestion indicielle ne font pas grand-chose de plus que de percevoir des frais pour offrir des rendements un peu moins bons que ceux de leur indice de référence une fois les frais pris en compte. Je pense que vous serez d’accord pour dire que la vérité et le devoir manquent énormément à leurs activités.
La vaillance n’est probablement pas le premier attribut auquel on pense quand on parle de gestion de portefeuille, mais cela nécessite tout de même un peu de courage. Il faut du courage pour acheter des titres qui ont perdu 40 % de leur valeur en une seule journée – ce que Tye, Geoff et moi avons chacun fait. Rien de ce que nous faisons n’est une question de vie ou de mort, et je ne veux pas exagérer l’importance du courage, mais notre capacité à bien maîtriser nos émotions en période de stress est un aspect important qui contribue au succès à long terme de vos placements chez Cymbria.
La curiosité
J’ai mentionné auparavant que mon père avait été rebaptisé Pogo au CMR, du nom du personnage de bande dessinée. Ce n’était pas seulement en raison de son côté aimable et philosophique; c’était aussi à cause de la réplique culte de cette bande dessinée : « Nous avons vu l’ennemi : c’est nous. » La curiosité de mon père n’avait pas de limites. Un de ses amis a bien mis en évidence cette facette de sa personnalité en racontant une anecdote survenue à l’époque où ils étaient affectés au Yukon après la guerre de Corée. Il a raconté qu’il était en randonnée dans les montagnes avec mon père quand ils ont découvert une caverne ou plutôt une tanière. Mon père voulait y entrer pour voir ce qui s’y trouvait. Son ami a répondu qu’il l’attendrait un peu plus loin, juste assez loin pour se donner une bonne avance si le grizzly qui se trouvait fort probablement à l’intérieur décidait de les pourchasser.
Nous avons tous entendu parler de gens ayant une « curiosité naturelle ». En ce qui me concerne, je ne crois pas que la curiosité soit naturelle. Je ne crois pas non plus qu’elle s’enseigne. C’est plutôt quelque chose que l’on absorbe par l’observation des gens qui nous entourent et par le dialogue avec ceux-ci durant nos premières années de développement. Mon père avait des intérêts extrêmement variés, allant de la nature à toutes les sphères de la science en passant par le sport et même la philosophie, et sa curiosité a certainement déteint sur moi. Je suis certain que le décès précipité de sa mère a donné encore plus de latitude à sa curiosité, bien plus que ce que la plupart des mères (dont la mienne) pourraient tolérer, surtout en ce qui a trait aux ours carnivores!
Les cinq membres de votre équipe de placement sont des généralistes, ce qui signifie que nous investissons dans des sociétés de partout dans le monde qui sont actives dans une grande variété de secteurs. La majorité de notre travail consiste en de la recherche fondamentale de base sur les sociétés qui nous intéressent. Essentiellement, nous lisons toute la journée et adorons faire des découvertes. En bref, la curiosité de savoir quelles cavernes nous devons explorer en profondeur et quelles cavernes ne nécessitent qu’un bref coup d’œil avant de passer à la prochaine est essentielle au succès de nos placements. Vous pouvez donc remercier ma mère de m’avoir aidé à comprendre quelles cavernes je devais éviter.
L’attention aux détails
Si vous avez déduit que mon père était axé sur les détails, car il était ingénieur, vous avez raison. Quand il m’aidait à faire mes devoirs, il me disait toujours de faire attention aux détails. Je suivais ses conseils. Il m’a aussi enseigné que certains détails sont cruciaux tandis que bien d’autres sont totalement insignifiants. Dans la recherche en placement comme en science, les meilleurs résultats sont obtenus lorsqu’on se concentre sur les deux premières catégories de détails et que l’on ignore le reste. Pour obtenir du succès en placement, il faut être en mesure de séparer le signal (les détails cruciaux et importants) du bruit (les choses insignifiantes, mais souvent intéressantes). Nous montons des modèles de feuilles de calcul pour bien comprendre les spécificités financières des sociétés dans lesquelles nous investissons. J’estime que la plus grande utilité de ces modèles est leur capacité de préciser nos questionnements à propos des sociétés plutôt que de prévoir le rendement des placements. La clé de notre succès est d’être prêt à poser les bonnes questions au sein d’un monde intrinsèquement incertain. Savoir poser les bonnes questions nous permet de filtrer le bruit et de dégager les détails importants nécessaires pour établir, soutenir ou rejeter une thèse de placement.
Être préparé, avec les bonnes questions, est important, tout comme être en mesure de tempérer les réponses obtenues au moyen d’une bonne dose de scepticisme. Vous pourriez penser qu’une personne qui a fréquenté le CMR et a servi dans les forces spéciales ne remettrait jamais en question l’autorité. Ce n’était pas le cas de mon père. Ce n’était pas une question de manque de respect ou de cynisme. Il avait plutôt appris au fil de ses expériences que même les chefs font de grosses erreurs apparemment irrationnelles et sont souvent dogmatiques dans leur refus d’accepter leur responsabilité. Quand je parle à des cadres, je prends pour acquis qu’ils me disent ce qu’ils pensent que je veux entendre. Une partie de notre processus est de « faire confiance, mais vérifier », ce qui veut dire que nous ne croyons pas nécessairement les équipes de gestion sur parole et que nous confirmons toujours par nous-mêmes les détails qu’ils nous donnent.
C’est probablement Mies van der Rohe qui l’a exprimé le mieux : « Dieu est dans les détails. »
La patience
Mes meilleurs souvenirs de mon père remontent à un voyage de pêche à la mouche sur la rivière Crowsnest dans le sud-ouest de l’Alberta. C’est un endroit magnifique et paisible où j’ai bien hâte de retourner.
Mon père était un fervent de la pêche. Quand il me montrait comment pêcher, souvent notre patience était mise à l’épreuve pendant des heures sous la pluie sans que ça ne morde où en rembobinant un moulinet qui se transformait en nid d’oiseau. Mon père disait que comme la plupart des gens, je préférais attraper un poisson que pêcher. Maintenant que je suis plus vieux, je saisis mieux les subtilités de la pêche, ce qui comprend parfois une longue poursuite avant d’obtenir un résultat. La chose la plus importante que la pêche m’a enseignée est la patience et je crois que sans patience, il est souvent difficile d’avoir la volonté de persévérer.
Quand Cymbria a vu le jour en 2008, trouver de bons placements était comme pêcher dans une rivière pleine de poissons très affamés. Au fil du temps et à mesure que l’économie s’est redressée, notre capacité à trouver de bons placements est devenue comme un voyage de pêche typique où la patience et la persévérance sont de mise, car les poissons sont moins nombreux et pas aussi affamés. C’est quand les occasions de placement sont moins fructueuses que nos 70 années d’expérience collective nous rappellent que de hâter le processus au moyen d’activités non nécessaires risque de faire plus de tort que de bien. Ce qui compte est notre volonté de poursuivre une occasion; apporter fréquemment d’importants changements ou hâter le processus ne compte pas.
La patience est nécessaire tant dans le cadre des nouvelles occasions de placement que pour les sociétés dans lesquelles nous avons déjà investi. Quand nous investissons, nous investissons dans le futur et les choses ne se passent pas toujours comme nous le souhaitons. La patience et le calme sont nécessaires pour vivre les hauts et les bas du rendement d’un placement à court terme. Saisir les occasions et reconnaître ouvertement nos erreurs sont deux des plus importants déterminants de notre succès à long terme.
Le processus est important
À l’Université de Guelph, mon père était reconnu comme étant le père du design. Qu’il s’agisse de planifier une usine de traitement des eaux usées ou le premier programme canadien de traitement des déchets solides, mon père utilisait toujours un processus pour arriver à ses fins. En plus de me dire que je devais bien faire pour bien faire, il croyait aussi qu’un travail devait être bien fait ou pas fait du tout. Une de mes corvées quand j’étais enfant était de nettoyer la piscine familiale. Le processus consistait à aspirer lentement et méthodiquement le limon déposé au fond de la piscine en s’assurant qu’il ne soit pas soulevé et rende l’eau trouble. Avant d’en venir à maîtriser ce processus, j’ai passé énormément de temps à passer l’aspirateur.
Nous utilisons un processus de placement hérité de Bob Krembil, processus qu’il a développé et raffiné pendant des décennies. Il ne s’agit pas de la seule approche de placement existante, mais nous croyons que c’est la meilleure. Lors de mes trois derniers commentaires (Les renards et les hérissons, L’importance du processus par rapport au résultat et Aucune place à l’émotion), j’ai expliqué les raisons pour lesquelles je crois que ce processus donne de meilleurs résultats et j’ai appuyé mes dires avec des preuves empiriques. Pour faire simple, nous investissons dans un portefeuille concentré de sociétés de qualité. Lorsque nous plaçons vos dollars dans une société, nous adoptons une perspective a long terme. Ce processus nous donne le temps de découvrir les meilleures occasions de placement dans le monde, d’examiner les détails en toute lucidité et de patiemment laisser le scénario de placement se dérouler. Il nous permet de bien faire notre travail.
Perspective mondiale de placement
La société EPAM Systems, basée en Pennsylvanie, est un fournisseur mondial de services impartis de conception et d’essai de logiciels. J’ai découvert EPAM en faisant des recherches sur une autre société d’EdgePoint (Atos SA) qui fait aussi dans le développement de logiciels. Ce qui est unique à EPAM, c’est que la majorité de ses concepteurs de logiciels sont situés en Ukraine et au Bélarus, et quelques uns sont en Hongrie et en Russie. Bien que ses concepteurs soient en Europe de l’Est, ses clients sont des éditeurs de logiciels d’envergure mondiale comme Microsoft et Google ainsi que de grandes sociétés qui développent leurs propres logiciels internes, comme Canadian Tire. En me renseignant sur EPAM, j’ai appris qu’elle employait la crème de la crème des concepteurs de logiciels, et que ses concepteurs étaient nettement plus compétents que ceux de la plupart de ses concurrents situés en Inde et au moins aussi compétents que ceux des grandes sociétés occidentales de services impartis de conception de logiciels, comme Accenture et Atos. Qu’est-ce qui la distinguait de ses homologues occidentales? Ses tarifs étaient nettement moins élevés et elle pouvait faire le travail bien plus rapidement.
Lors de mes premières recherches sur EPAM, j’y voyais une société très attrayante avec d’importantes perspectives de croissance. Bien qu’elle était meilleure et coûtait moins cher que ses principales rivales, elle occupait une très petite part du marché mondial des services impartis de conception de logiciels. À mesure que sa réputation de travail de qualité à bas prix a fait son chemin, ses revenus et ses gains ont grandi de plus de 30 %. Ainsi, son titre coûtait très cher et je l’ai donc ajoutée à ma liste de sociétés à surveiller.
L’évaluation d’EPAM est devenue nettement plus attrayante vers la fin du mois de février 2014 quand la révolution a éclaté en Ukraine. Elle est devenue encore plus intéressante en mars 2014 quand des éléments propices à une guerre civile ont fait leur apparition dans l’est du pays. Quand nous avons commencé à investir dans EPAM en mars 2014, le titre avait perdu près de 40 % de sa valeur et son évaluation était très attrayante. Bien qu’une grande partie de son personnel de conception de logiciel était situé à Kiev, la société n’a connu que quelques désagréments mineurs durant le soulèvement politique. Et surtout, plus de 90 % de ses revenus provenaient de clients situés aux États-Unis et en Europe. Nous avons appris de ces clients que bien qu’ils étaient inquiets et qu’ils suivaient de près la situation en Ukraine, ce n’était rien de nouveau pour eux. Ils avaient de l’expérience avec d’autres partenaires de services impartis situés dans des zones de conflit, notamment en Inde, en Russie, au Maroc et en Tunisie. C’était une chose avec laquelle ils avaient appris à vivre.
Nous sommes parvenus à inclure une petite participation dans EPAM dans Cymbria en mars et avril de l’an dernier. Comme EPAM continuait à afficher d’excellents résultats financiers et que d’autres investisseurs ont finalement compris que le conflit se limitait à la partie est de l’Ukraine (loin des concepteurs d’EPAM), le titre a récupéré toute sa valeur et bien plus encore. Nous avons vendu nos parts quand l’évaluation est devenue moins attrayante relativement à l’occasion.
Je me sens privilégié d’avoir été élevé par mes parents d’une manière qui, selon eux, pourrait me permettre de faire une différence dans le monde. Je me sens également privilégié de pouvoir travailler à EdgePoint avec des gens dont je partage les valeurs et les principes. Nous continuerons de les appliquer à notre objectif commun qui est d’atteindre, sur une période de dix ans, un rendement de placement situé au sommet ou près du sommet des catégories dans lesquelles nous nous battons.